CaCo3
Ici est à l’œuvre un important processus de calcification qui pétrifie rapidement les artefacts humains.
L'usine expire ici sous un linceul d'acier,
Glaciale splendeur couverte de poussière.
Un spectre de l'oubli hante ce cimetière
Où gisent les espoirs du grand peuple ouvrier.
Œuvrant avec ardeur, des légions oubliées,
Forçats d'une industrie exténuant nos pères,
Changèrent le pays en provinces prospères
Dont ne subsistent plus que ruines figées.
Un lointain cri de rapace extirpe le promeneur de sa marche léthargique. Effrayé, l'oiseau propage sa peur aux hôtes de la forêt qui s'enfuient en désordre.
La torpeur s'estompe et le regard de l'intrus, soudain en alerte, balaie le paysage. Il s'attarde un instant sur quelques maigres arbres qui émergent de l’enchevêtrement de végétation acérée. L'œil chemine de buissons en taillis, de cimes en bosquets. Il plonge dans de sombres tunnels de verdure et s'arrête enfin sur une haute façade de pierre dont les cheminées déchiquetées partent à l'assaut des nuages.
Depuis des heures les grands oiseaux majestueux glissent sur les ailes du vent, d'un vol rapide qui les porte vers une destination gravée dans leur mémoire ancestrale.
Les plumes bruissent à peine lorsque le groupe vire et s'élève en une large spirale enlaçant des courants thermiques. De rares et amples battements d'ailes viennent ponctuer l'ascension et les puissants cris rauques colportent à des kilomètres la nouvelle: la grande migration des grues cendrées est en cours.
Loin à l'horizon, une lueur perce la brume matinale. Le soleil levant vient de frapper les murs immaculés d'une belle demeure nichée prés d'un lac. Ce repère est depuis des générations le phare terrestre qui balise le parcours des grands voyageurs aériens. Leur vol puissant les conduit vers la lumière et là, à quelques centaines de mètres sous les ailes frémissantes, se dévoile un domaine mystérieux entouré d'un jardin où les bassins scintillent.
Il est des mondes étranges qui semblent appartenir à un autre univers. Enfouis sous la surface de la terre, il n'y règne plus que silence, obscurité et froid glacial. Ces domaines inexplicables possèdent des accès cachés que l'aube révèle fugitivement. Lorsqu'il frôle encore l'horizon, l'astre solaire lance quelque rayons vers les sombres ouvertures qui déchirent la falaise et, dans la pénombre, apparaissent alors les silhouettes majestueuses de piliers colossaux érigés par les géants d'une race disparue.
Puis le soleil continue son ascension et la lumière bat lentement en retraite, replongeant le domaine dans sa noirceur insondable. Les formes un instant entrevues défendent l'entrée des grands labyrinthes de pierre. Si l'on s'aventurait au delà, nul doute que nos pas nous conduiraient dans les galeries tortueuses d'un dédale vertigineux.
Après des siècles d'abandon des voûtes s'effondrent, des piliers se délitent et les couloirs conduisent maintenant à des salles englouties. Loin sous la surface des eaux cristallines, les galeries se perdent dans des abysses d'un bleu profond et inquiétant. Ces mondes dont le souvenir s'est perdu appartiennent maintenant à la nuit des temps.
Posée sur la plaine rouge, la carcasse d'acier s'oxyde inexorablement. L'inextricable labyrinthe de machines, tuyaux et passerelles est visible de loin, au travers des vastes fenêtres ravagées.
Dans ce tombeau de l'industrie, les machines se désagrègent silencieusement en vomissant leur amiante. Ici disparaît encore un vestige de l'époque, récente, où l'industrie de l'acier faisait vivre la vallée. L'usine n'est plus qu'une sinistre balafre qui défigure une région désemparée.
Mes pensées divaguent à la lisière de la conscience. J'imagine une terre malmenée et des ouvriers vivant dans des conditions misérables. Chaque matin, les hordes de travailleurs sont avalées par l'usine qui tremble et vomit des panaches de fumées épaisses et noires. Les machines en transe hurlent, tournent et projettent leurs souffles d'enfer.
Mon imagination s'emballe. L'usine ondule, grandit et se métamorphose alors que le bruit se fait assourdissant. Des créneaux apparaissent au sommet des hautes tours, l'architecture devient grandiose. Un château émerge maintenant de la forêt. Trois tours majestueuses dominent la vallée. Mon esprit poursuit ses divagations, prisonnier de ces visions dantesques et du vacarme du métal déchaîné.
L'allée de chênes conduit vers un lieu mystérieux qui domine la vallée. De solides grilles défendent encore l'accès à des murailles massives et hors d'âge mais la forteresse ne resplendit plus de l'éclat qui fut le sien.
Les larges tours crénelées ont connu sept siècles d'histoire qui se terminent dans l'oubli et le délabrement. Accrochés aux murs des vastes salles de bal, les miroirs ne renvoient plus que l'image de parquets pourrissants et de charpentes qui s'effondrent.
En surface, les vénérables murailles surplombent la vallée. A quelques mètres sous terre, d'imposantes fondations de pierres s'ancrent dans le calcaire. Au fil des siècles, les couloirs souterrains abritèrent d'innombrables réfugiés qui ont laissé les traces de leurs passages. Trois siècles de dessins et gravures s'étalent sur les parois. Aux appels à la liberté, succèdent les échos de la révolution française puis quelques traces de la guerre.
Ces sombres galeries qui ont connu la fin du siècle des Lumières et les débuts de la République, abritent de grandes merveilles. Ce sont des dizaines de visages et de silhouettes polychromes qui ornent les parois d'un salle de veille.