Accordez-moi un court instant pour partager avec vous un sentiment qui ternit parfois mes incursions dans ces sites en déshérence. L'atmosphère très particulière qui règne dans les territoires industriels oubliés provoque souvent, il me semble, une augmentation du champ de perception. Aux images qui s'offrent à moi viennent se superposer des sensations qui surgissent d'un passé vaguement familier mais qui, je le sais, ne m'appartient pas.
C'est toute la vie de l'usine qui surgit naturellement, sans effort de conscience, et se superpose au spectacle de ces endroits ruinés. Les machines pétrifiées sont lancées à pleine puissance et je me réchauffe au feu éteint des forges qui exhalaient leur acier en fusion. Des convoyeurs immobiles happent un minerai épuisé en une hypnotisante rotation qui révèle les fantômes de sidérurgistes disparus. L'odeur du charbon est depuis longtemps effacée par les ans mais elle m'enveloppe pourtant avec insistance.
Du vertigineux sommet d'un haut fourneau, au travers des passerelles d'acier ou dans le lointain des corridors interminables, il m'arrive de percevoir les ombres mouvantes des humains qui donnaient vie à ces colosses de métal.
J'avoue apprécier et rechercher ces phénomènes sensoriels mais ils s'accompagnent quelquefois d'un profond trouble. Sous les sheds maintenant envahis par les graminées, je devine le drame humain qui s'est joué ici. Un drame semblable à tant d'autres dans cette région où l'avenir industriel jadis radieux n'est plus désormais qu'un souvenir amer.
Au travers de l'indéniable beauté d'une friche d'acier que la végétation enlace, je vous invite à entrevoir le destin de ceux dont ces tragédies industrielles ont emporté les rêves et les espoirs.